Culture > Littérature > A côté de ses pompes
23 octobre 2013

Le piedC’était écrit dans le titre de ce blog : à force de poser mes godillots au bord du chemin pour en extraire d’improbables cailloux de Petit Poucet, il était inévitable qu’ils en aient assez de moi ces vêtements parfois malodorants mais primordiaux, ces protecteurs anti-casse-pieds, ces synonymes de soi qui nous définissent, que vous soyez droit dans vos bottes, dans vos petits souliers ou que vous proposiez la botte après avoir trouvé chaussure à votre pied. Il était inéluctable que mes grolles prennent leur indépendance, me laissant, dépouillé, faire mon chemin à leur côté.
Que celui qui n’a jamais marché à côté de ses pompes lève la main. Être à côté de ses pompes, c’est être à côté de soi. Il est d’ailleurs bien curieux d’être si totalement défini par un vêtement, comme si la chaussure rendait ce si bête pied soudain intelligent. Comme si l’habit le plus terre à terre faisait le moine.

Reste qu’être à côté de ses pompes – on dit aussi “être à l’Ouest”, destination fortement dépendante de l’Est de référence, qui fait qu’un Russe “à l’Ouest” a plus de chance d’avoir les pieds sur terre qu’un Brestois dans le même état – c’est atteindre un état d’étrangeté, d’hébétude.

Cela peut être perçu comme un bien être addictif, souvent volontaire qui ressemble à celui que l’on retrouve à partir du verre de plus (marche aussi avec le joint de plus, l’acide de plus etc…). Il nous protège de nous-même et de nos douleurs en nous permettant de regarder nos grolles marcher sans nous, comme un étranger à soi-même.
Pourtant, c’est de ces esprits apatrides, drogués, perdus, ceux qui “marche[nt] les yeux fixés sur [leurs] pensées, sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit – Seul[s], inconnu[s …] et le jour sera pour [eux] comme la nuit”,(1) ces fantômes sans corps résidant, que montent les cris les plus beaux de la littérature.

Les Paradis Artificiels

Dans la jungle des largués, il y a d’ailleurs des professionnels. Ceux qui s’auto-propulsent dans les limbes du nulle part si doux à qui souffre, grâce à la généreuse – et souvent dispendieuse – assistance de substances pas toujours légales.
Ces techniciens de l’outre-monde, du doux coton, ne sont pas sans imagination, mais si l’on excepte la grotte où Robinson Crusoé revenait à l’état fœtal dans Vendredi ou la vie sauvage, les méthodes les plus fréquentes pour s’absenter de sa tête tournent tout de même pas mal en rond autour du liquide et de la fumée.
La bibine est de tout temps et Rabelais n’était pas le dernier de nos écrivains à prendre régulièrement un p’tit coup d’un pinard probablement plus agressif qu’un Romanée-Conti. Ce n’est pourtant pas avec les alcools, forts ou non, que l’on a vu la création la plus dévastée, malgré la consommation d’un Baudelaire, d’un Van-Gogh dont la folie pourrait trouver son origine dans l’absinthe ou d’un Appolinaire auteur du recueil Alcools (dont le titre reste néanmoins métaphorique).
Pour être un véritable poète maudit, il faut faire plus fort, s’orienter vers les vrais paradis artificiels. L’expression est aussi le titre d’un essai de Baudelaire qui ne s’intéressait pas qu’au jaja. C’est justement la fumette, mais pas cette pauvre herbe de Provence ou d’ailleurs – surtout d’ailleurs – roulée dans un papier conique ou tassée dans une douille, non, je parle de l’opium, ô béotien qui n’a même pas lu Les aventures de Tintin, et surtout Le lotus bleu. Car c’est aux opiomanes que revient la palme d’une créativité – et ce n’est pas Jean Cocteau qui me contredirait (2) – qui traverse l’histoire de la littérature. Il faut dire que les drogues modernes manquent encore trop d’ancienneté pour avoir fait émerger de nouveaux maudits classiques – n’en déplaise à Jim Morrison – et que je ne suis pas convaincu par la place au panthéon des Nouvelles sous Ecstasy de Frédéric Begbeider.

absinthe
Edgar Degas : Absinthe

Mais la vie privée de ceux qui parviennent à extraire du beau de leur descente aux enfers est sans commune mesure avec celle de ceux qui savent faire du beau avec la descente aux enfers des autres. Du peintre Degas avec L’absinthe à Zola dont L’assomoir traite le même sujet et le renouvelle dans le sordide. Ce sont là des héros très modernes ; des héros largués, en forme de descente aux enfers.

Les Etrangers

Mais des héros vraiment à côté de leurs pompes, à côté de leur vie ? Avec d’autres, Maupassant et Flaubert s’y sont essayés, l’un en contant Une vie et l’autre Madame Bovary, mais c’est le père Hugo en s’en mêlant qui a renouvelé le genre dès 1829.

Le Père Hugo – j’aime bien l’appeller le “Père Hugo”. Ne trouvez-vous pas qu’il a une bonne tête de Papa Noël avec sa barbe blanche, sa grande gueule et ses cadeaux littéraires encore vivants plus d’un siècle après avoir été distribués ? Le père Hugo, donc, a jeté un pavé dans la mare avec Le dernier jour d’un condamné. Perçu et présenté comme un livre politique, il met aussi en scène un homme qui souffre et qui se déchire entre espoir et résignation. C’est le fait que le récit soit, à la première personne, celui d’une âme qui s’observe agir avec un mélange d’étonnement, d’indifférence et de souffrance, qui me fait dire qu’il est à côté de lui-même.

L’ultime détachement vient d’Albert Camus avec L’étranger, un autre roman à la première personne, le récit d’un homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère et qui ne regrette pas d’avoir tué à cause du soleil. Il sera condamné pour ne pas vivre comme les autres, pour ne pas ressentir comme les autres. Pour vivre à côté de ses pompes.
L’auteur introduit néanmoins une notion supplémentaire en commentant son œuvre ; l’étranger est condamné parce qu’il refuse de mentir. C’est ce refus du mensonge qui est anormal et fait de lui un étranger. Si cela s’oppose à l’idée de normalité de ceux qui marchent dans leurs souliers, ces vêtements qui ne devraient pas faire le moine, cela signifie-t-il que ne sont normaux que ceux qui cèdent à l’apparence et à la conformation ?

Les Tristes

Plus près de nous, Olivier Adam s’est fait une spécialité de personnages complètement à la masse – qu’il arrive encore à renouveler même si l’on commence à sentir les limites de l’exercice. Le titre de son roman À l’ouest, que je ne recommande pas pour les longues soirées d’hiver, laisse peu de place à l’interprétation, mais la galerie des âmes détachées d’eux-même s’étire de Je vais bien ne t’en fais pas à Le cœur régulier, le dernier de ses romans que j’ai eu le loisir de lire.

Olivier Adam mériterait un article à lui tout seul tant son œuvre s’obstine sur le même champ de fouilles, mais il a pour point commun avec Marie Darrieussecq ou Justine Levy (du moins dans les romans que j’ai pu lire) de souffrir une perte. De leurs personnages, l’une attend, l’autre se balade pieds nus le long des falaises, la troisième prend des extas et la dernière arrête de manger, chacune se trouvant un semblant de rémission dans cette mise en veille de la vie.

Être à côté de ses pompes, c’est aussi, c’est surtout souffrir. Du manque de sommeil, parfois, du manque de soi, le plus souvent. C’est aussi pourquoi les grands déprimés, les angoissés, les cabossés, les sanguinolents, les amputés, les Bovary, les écorchés, les maudits, font les poètes les plus sensibles, les peintres les plus inventifs, les écrivains les plus étonnants – et ce n’est pas Houellebecq qui me contredira.

Les poètes, je le disais, sont des gens plus fréquentables que les philosophes.
Ils pourraient juste être un peu plus déprimants car, comme le disait fort justement Musset, “Les plus désespérés sont les chants les plus beaux – Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots”(3)


(1) Victor Hugo ; “Demain dès l’aube” (sonnet) extrait de Les contemplations.
(2) Jean Cocteau : Opium ; journal d’une désintoxication.
(3) Alfred de Musset ; “La muse” (poème). Extrait de La nuit de mai.

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