Démangeaison > Des ponts comme des murs
3 mai 2010

Passerelle Léopold-Sédar Senghor - Paris
Passerelle Léopold-Sédar Senghor – Paris

L’accumulation d’évidences apprises avant d’être pensées nous maintient dans une confortable béatitude où la certitude que si une bonne partie de notre prochain mériterait une bonne baffe dans la gueule, il reste quelques êtres potentiellement exceptionnels qui rattrapent le reste de l’humanité en faisant fi de la paille comme de la poutre et donnent l’illusion de créer un monde meilleur en bâtissant des ponts entre les mondes, ponts à la pérennité aussi douteuse que l’intention ayant présidé à leur construction était louable.

Les ponts sont ces ouvrages, parfois d’art, points de passage et de rencontre de réalités opposées. Ce sont ces constructions, de l’esprit comme de la sueur de l’homme, qui permettent aux mains désunies de se retrouver au milieu même de l’obstacle qui les séparaient. Le pont, c’est la déclaration de guerre ultime à la nature, qu’elle soit minérale, liquide ou humaine. L’Homme se fait fi des obstacles ; le pont est tant son arme que son symbole.

Dans la quête absolue d’efficacité et l’urgence d’atteindre le bout de route à bord de cercueils volants, flottants ou roulants, le pont est peut être le plus ancien moyen d’accélération, mais par là même aussi d’évitement et de négation d’obstacle. Un jour, le gué a été trop loin, le passeur trop long ou trop noyé. On a construit alors pour éviter. Pas pour réunir.

Le pont enjambe pour nier. Il est le signe du refus de vivre avec ce qu’il traverse. Dès lors que l’homme a bâti le pont, il a signifié sa volonté d’aller à l’encontre du fleuve, du gouffre, du marais. Cet outil de passage lutte contre la division en niant le diviseur qui, pourtant, a forgé ses riverains.
Les passeurs, bateliers, bacs, traversiers, ferries voir cargos connaissent mieux que le pont les hommes de chaque rive car ils vivent avec ce qui les sépare. Réunir n’est pas nier la séparation ; c’est la comprendre et l’accepter avant d’en faciliter le franchissement.

Pont Alexandre III - Paris
Pont Alexandre III – Paris

Il reste toujours des oublieux démagogues comme de bonne volonté pour nier que les peuples, idéologies, richesses, éducations, religions, rives ou vallées qu’ils veulent réunir se définissent justement par ce qui les sépare et qu’il n’est nul pont solidement ancré à une rive méconnue du bâtisseur. De même, n’en déplaise à notre propre urgence à bâtir, mûrir un pont dont on oublie pourquoi il a été bâti prend du temps.

C’est justement sur les plus vieux ponts et les rives stabilisées que les contemplateurs se retrouvent pour découvrir l’humain qu’ils sont à travers ce qui les a séparé de leur voisin d’en face. C’est là, mieux qu’ailleurs, qu’ils prennent conscience de leur réunion, car regarder de l’autre côté, c’est déjà regarder au-delà de soi. Les ponts de pierre ne se bâtissent pas en un jour et sont souvent le fruit de la lente maturation d’une envie de se rejoindre et l’ouvrage n’est alors que la matérialisation d’un franchissement déjà accepté. Il ne reste alors qu’aux poètes et aux rêveurs le loisir de contempler le séparateur oublié, symbole de l’unité comme de l’oubli que l’humain est capable d’atteindre.

Pont des arts - Paris
Pont des arts – Paris

Le Pont Mirabeau

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Guillaume Apollinaire
Alcools (1912)

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Pont Laviolette – Trois Rivières (Québec) – Canada

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