Souvenez-vous, ce texte était arrivée troisième à un concours. Le thème était simple, il fallait écrire une nouvelle commençant par la phrase : Il/Elle hésita un instant, puis cliqua sur “envoyer”.
La voici donc enfin sur le blog, dans son intégralité.
Il hésita un instant, puis cliqua sur “envoyer” d’un petit geste sec qui pouvait paraître assuré. Il retint son souffle et posa délicatement le téléphone sur la table, comme si le tenir en main allait contrarier l’envoi de son message.
Sur l’écran un peu trop lumineux, une barre de couleur verte un peu trop fluo passait et repassait un peu trop vite, de gauche à droite, pour le faire patienter. Cette fichue machine aimait le faire patienter. Il posa ses mains côte à côte, comme un petit garçon, ou comme un chaton, qui tenterait de voir ce qui se passe sur cette vieille table. Le bois ciré avait été poli par les mains et les coudes de générations d’agriculteurs et par leurs enfants qui étaient tous partis, sauf celui qui reprenait la ferme, jusqu’à ce que plus personne ne la reprenne. Alors les meubles aboutissaient dans la petite brocante où il l’avait trouvée.
Sur un léger vibrato, la machine à discuter lui indiqua le départ de ses mots.
Son salon paraissait sombre, tout d’un coup. Le soir tombait au dehors. Un soir doux de printemps. Un de ces soirs où l’on a envie d’envoyer un message à une jolie fille rencontrée il y a peu, mais qui pourrait aussi bien se finir avec une bande de copains à boire des verres sur les quais. Du moins, si elle ne répondait pas. Ou si elle répondait “LOL”.
Le ciel rougissait et cela faisait déjà trente secondes que son message était parti. Bien que conscient qu’il n’était pas encore anormal que son téléphone reste si désespérément muet, il commença à se dandiner sur sa chaise. N’y tenant plus, au bout de quinze autres éternelles secondes, il se leva.
Alla dans la chambre. Ne sut qu’y faire. Revint s’asseoir à la table. Regarda encore l’écran, définitivement figé sur son message. Ses mots à lui. Son point final qu’il espérait point de départ.
Il se leva à nouveau pour se laisser tomber sur le canapé dans un nuage composite de tabac, de poussière et de grains de sel issus d’un paquet de chips américaines fabriquées en Belgique.
Sur la table, l’objet de communication s’éteignit avec brutalité, comme s’il avait été touché par le projectile d’une arme de guerre. Il se retrouva alors plongé dans le noir. Ou plutôt un clair-obscur très cinématographique. Dans un film, la caméra serait restée un moment axée sur lui, tournant le dos à la fenêtre par laquelle on pouvait voir des toits en zinc dénonçant une grande ville. Son visage, dans l’ombre, aurait promis des menaces essentielles. Puis, un plan aurait montré le couloir où progressaient des ombres cagoulées et casquées, armées jusqu’aux dents.
Rien de cela, bien entendu, à ce moment. Ce serait exagérer quelque peu sa dangerosité, mais on a lu des scenarii plus improbables. Un monstre vert a déjà détruit une ville pour moins qu’un message qui n’arrive pas et qu’un téléphone éteint qui ne se rallume pas. S’il s’allumait, cela signifierait qu’elle a répondu. Qu’elle est là, réelle, pas un simple souvenir d’une soirée sombre, pas juste un goût de Get-27 dans sa bouche parfumée à la Tequila, pas juste des fesses rondes dans ses mains, des ongles gourmands dans ses cheveux, un ventre chaud contre son ventre, une gène en dessous de la ceinture et un numéro de téléphone dans sa main.
Qu’il s’allume et il entendrait encore son rire un peu rauque, il reverrait ses yeux clairs, d’une couleur dont il ne se souvenait plus, et ses petites dents carnassières qui lui avaient mordues la lippe. Qu’il s’allume et ils iraient boire un café ou une bière, dans un lieu bien éclairé et riraient. Ils riraient, il en était sûr. Il se souvenait qu’elle était drôle et aussi subtile qu’il était capable de le comprendre en fin de soirée. Alors il avait mis du rire dans ce petit message. Quelques caractères qu’il avait pesés, effacés, soupesés, repensés, ciselés, lubrifiés pour qu’ils s’insèrent directement dans sa case second degré.
Alors pourquoi ne répondait-elle pas ? Quel tunnel, quelle urgence gastro-intestinale pouvait bien l’empêcher de tapoter un rire ? Il se leva nerveusement et se saisit de l’objet de sa frustration comme s’il redoutait d’y constater quelque chose. L’alluma. Tapa le code. Il aimait taper le code ; cela faisait des bruits de clics de souris et il trouvait drôle l’idée de cliquer sur un écran. Sous son prénom à elle, un doux prénom, est-il utile de le préciser, rien d’autre que la conversation déjà écoulée. Rien d’autre que ses mots à lui pour la terminer.
Peut être n’avait-elle pas compris ? Était-elle trop bête ou était-il trop abscons ? Si le jeu de mot ne portait pas, cela signifierait-il qu’elle manque d’humour ? Ou simplement que leurs rires ne se complètent plus lorsqu’il fait jour ?
Il avait mis dans ses mots l’énergie que l’on met à démarrer une vieille Mobylette après avoir patiemment enlevé les morceaux de rouille dans le filtre à essence. Cette vieille mob de sa vie sentimentale, qui démarre toujours un peu difficilement après avoir hiverné, surtout quand on oublie de remettre l’antiparasite, mais dont plus aucun rouage n’a vraiment de secret pour lui. Ce véhicule fidèle dont la selle a définitivement épousé son fessier et dont, malgré sa peur de ne plus savoir la conduire, il râpe les pédales sur le bitume dès le quatrième virage.
Mais la mob attendait sur la béquille et lui, sentait son rythme cardiaque augmenter imperceptiblement alors que ses mains devenaient moites au fil du temps que n’égrainait aucune horloge dans cet appartement tout numérique.
Soudain, comme s’il s’agissait de la lueur au bout des doigts d’un enterré vivant creusant depuis des heures, l’appartement fut éclairé par la lumière froide de l’écran du téléphone posé sur la table. À peu près simultanément, dans un coin du canapé, une tablette numérique repoussa les ombres à son tour. Puis, au loin, un ordinateur se dit également concerné par la soudaine activité de ses petits confrères en exhalant un son ayant un lointain rapport avec le carillon que brassent les enfants de cœur avec plus ou moins de rythme.
Au fond du canapé, il sentit tout son être se tendre et chaque muscle se bander comme s’il préparait son dernier geste. Il se leva, raide comme un zombie sorti de la tombe, preste comme un singe sur ressort, réprimant un râle, mais ne pouvant taire un geignement car le canapé était vraiment profond et ses abdominaux un peu négligés.
Il réussit néanmoins à se retrouver, son beau visage baigné par la lumière, les mains ouvertes pour recevoir le présent de Cupidon 2.0 et, sans même avoir eu besoin de toucher le téléphone, lut la décevante phrase suivante : “Vous avez été retweeté”.
Son regard prit alors l’apparence de celui d’un mérou vampire après un bain de soleil.
Il ne lâcha pas le téléphone, non, puisqu’il ne l’avait pas en main, mais resta une seconde qui dura un siècle dans la position du lecteur de boule de cristal. Pour couronner le tout, rien ne lui passa par la tête. Il ne pensa pas, ne ressentit rien. Ou presque rien. Ou alors un petit quelque chose qui le gênait dans le bas ventre, puis qui se mit à grandir presque subitement comme si le relâchement de ses muscles concentrait toutes son attente à cet endroit là qui entra vite sous pression.
N’y tenant plus, il alla aux toilettes d’un pas rapide.
Il en revint d’un pas plus détendu, se rhabillant lentement et posément en marchant comme une personne vivant seule, n’ayant que faire du regard de ses voisins et n’ayant jamais oublié d’éteindre sa webcam. Il faut dire qu’il faisait de plus en plus sombre. Tellement sombre, qu’ébloui par la lumière du cabinet d’aisance, il n’y voyait plus goutte.
Cela nous mène à une situation dont la dangerosité tient à la loi de Murphy qui dispose que ce qui peut mal tourner a toutes ses chances de mal tourner. C’est ainsi que, dans l’obscurité de son intérieur, parvenant à l’entrée de son salon, il se hasarda à hâter le pas pour voir si, d’aventure, un nouveau message n’avait pas colonisé son téléphone. Tout à sa hâte, il omit d’indiquer à son gros orteil d’éviter le pied de la table basse. La rencontre des deux fut comme un coup de foudre : brève et violente, chargée d’une électricité qui remonta directement à la mâchoire qui entreprit, tout aussi brièvement et violemment, de mordre la langue qui s’y trouvait engagée.
Il ne cria pas “Aïe”, mais un son inarticulé probablement déjà entendu dans la bande son d’un film de dinosaures qui fut assez rapidement suivi d’un chapelet d’expressions basées sur la partie du corps située entre la ceinture et le haut des cuisses, ainsi qu’aux professionnels afférents. Cela incluait les inévitables prostituées, dont une borgne, un proctologue, et, plus étonnant, un ecclésiastique. Il avait mal ; il s’agissait que nul dans cette ville – du moins à portée de voix – ne put se permettre d’en douter. Il hurla donc à plein poumons.
Qu’il meure là, l’orteil atomisé, la langue massacrée et le pantalon ouvert, gisant sur le sol dans la position du fœtus entre un mouton de poussière et une publicité pour vendre son appartement bien qu’il soit locataire, à quarante centimètres de son téléphone qui n’a pas reçu de réponse à son dernier message et l’on se serait cru au début d’un épisode des Experts.
Mais contre toute attente, il paraissait vouloir survivre. Le goût de sang dans sa bouche et les élancements qui irradiaient de son orteil ne lui semblaient pas faire partie des sensations que l’on éprouve quand le cœur a lâché. Il tenta donc de reprendre ses esprits en se tenant l’orteil à deux mains et se passant la langue sur la langue (Cette phrase est destinée à voir si vous suivez. Ceux qui l’ont lue sans sourciller sont priés de se concentrer). Il s’assit, et lorsqu’il se rappela où il se trouvait, se saisit de son téléphone.
Il avait un message.
Il se leva, sans doute un peu rapidement et la tête lui tourna. Il prit la position de celui qui demande à la terre d’arrêter de tourner, et elle lui obéit. Il n’avait plus mal. Enfin, presque plus, mais surtout, ce n’était pas grave. Il fit un pas. En fait il avait encore mal, mais il en fit un deuxième dans le but d’aller savourer la réponse dans son canapé. Pourtant, très vite, il s’arrêta.
Posément, comme si sa vie, son équilibre et l’avenir de l’humanité en dépendait, il déposa son téléphone sur la table pendant qu’une petite enveloppe clignotante le narguait. Il reprit son souffle et là, magnifique de flegme feint, remonta son pantalon, ferma la braguette, et boucla sa ceinture. Ainsi assuré de ne pas faire un magnifique, mais inconvenant vol plané pour parachever son œuvre destructrice, il alluma une lampe qui passait par là à une vitesse raisonnable et se laissa à nouveau tomber dans le canapé, dans un nuage de poussière et de ce que vous savez.
Puis, il regarda le message. Savoura les cinq signes qui s’affichait sous ses yeux. Deux mots. Il sourit. Elle avait tout compris.
“T con”, lu-t-il.